dimanche 21 février 2010

Neige

J'ai écrit un texte intitulé Neige à la demande des Editions de l'Oeil pour introduire un petit catalogue de la collection Passeport d'artiste consacré au vidéaste sud-africain Thando Mama (à paraître en Mars chez cet éditeur.) Comme la commande était un texte "libre", j'ai essayé de pénétrer l'univers de cet artiste à partir des impressions superposées de trois oeuvres - Prayer (2008), 1994 Next mouvement (2006) et We are afraid (2003) - en écho à la superposition et au brouillage qui font partie de ses modes privilégiés d'écriture.


installation "we are afraid" de Thando Mama

Cherche-moi tant que je suis là. Apprends à me connaître, parce que je suis là. Puisque je suis là. Et pourtant il ne fait aucun doute que je ne suis pas là.

Jeroen Brouwers, L’Eden englouti.




Neige. Longtemps il n’y a pas prêté attention. Il ne s’est pas dit que ça bougeait, que ça pouvait bouger. Il a vu ça comme une présence. Une chose laissée là par quelqu’un d’autre dans une autre histoire, d’avant son histoire à lui. Nu, debout au milieu de la pièce plongée dans l’obscurité, il ne voyait rien d’autre que cette chaise éclairée par la lumière du poste. Tout paraissait parfaitement immobile et pourtant animé d’un mouvement imperceptible. Neige. Puis, il avait entendu un son, un craquement, un déchirement et, à l’intérieur de ça, des mots ou plutôt une voix de petite fille. « We are afraid. » Puis froissements, puis de nouveau rien, puis crépitements, claquements continus, silence.
Il s’était assis. Avait attendu un temps. Quelque chose bougeait. Toute cette neige, ces tonnes de neige. Il se disait qu’il n’en avait jamais vu autant. Mais cela ne servirait à rien, elle serait gâtée cette neige, personne ne pourrait la prendre dans ses mains et ressentir tout ce qu’il y a de froid et de mystérieux là-dedans. Le rythme s’était peu à peu ralenti. On arrivait au seuil de quelque chose de nouveau. Des rayures bleutées, vertes et rouges apparaissaient en se tordant. Une forme humaine, une ménagère, américaine peut-être et, par-dessus, les fantômes de deux cowboys, changés l’instant d’après en un homme politique translucide sur une tribune face à la foule. A l’intérieur de son torse, s’imprimait encore le visage de la ménagère, à demi effacé, lointain, dans une époque heureuse qui lui paraissait maintenant inaccessible.
Elle souriait ou bien poussait soudainement un cri d’effroi. Il ne chercha pas à en savoir plus. La voix de l’homme sur la tribune n’était bientôt plus qu’un aboiement. Tout était déréglé. Les corps se pliaient en oubliant la musique, les prières s’étaient désynchronisées, le temps ne s’écoulait plus que par grumeaux. Neige. Cela dura plus longtemps cette fois-ci. Puis autre chose, des militaires avec des lunettes infrarouges. Puis, une image noire de plusieurs secondes qui plongea la pièce dans l’obscurité. Il ne voyait plus son corps, son torse, ses cuisses, il sentait à peine le sol au bout de son pied. Il passa sa main devant ses yeux. « Merde, je suis un fantôme. » Il voulut se lever pour s’approcher du poste. Mais le crépitement blanc reprit brusquement. Son corps apparut couché dans la neige. Un corps d’homme. « Non, je suis juste un homme noir. » Impression de froid. Obscurité. Il s’était assis de nouveau. Puis, vint un éclair vert, un autre, puis un autre. Par intermittence, ils déchiraient l’obscurité. Il entendait des explosions au loin, décalées, comme si quelque chose empêchait chaque élément de faire un tout, empêchait la scène d’être tout à fait là, du côté des choses tangibles.
« We are afraid » a dit de nouveau la voix. « Mais où es-tu ? Où te caches-tu, petite ? » Le son sourd des impacts s’était rapproché, là tout près de lui, insupportable. Le ciel était à présent zébré de serpentins verts. Sur l’image suivante, les regards des militaires occupaient tout l’écran comme s’ils voyaient quelque chose que nous ne pouvions voir, quelque chose qui advenait dans le monde réel. Leurs voix commençaient à émerger, on allait enfin entendre, on allait comprendre, saisir la pièce manquante, quand la neige surgit de nouveau pour engloutir, cette fois définitivement, la scène. Une voix enfantine prononça alors ces mots en les détachant un à un : « We are afraid.»



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