dimanche 16 décembre 2012

J'ai caché ma danse derrière des meubles en tas

Vue de l'exposition Epouser Stephen King à Khiasma - décembre 2011




































Un endroit pour l'écriture de Barbara Manzetti,
par Olivier Marboeuf.

Texte publié dans le Journal des Laboratoires d'Aubervilliers et repris dans le livre Epouser Stephen King de Barbara Manzetti à paraître aux éditions Petits Matins en 2013.



En forme de quelque chose
À ce visiteur qui entre par effraction dans l'écriture de Barbara Manzetti – puisque la porte y est toujours ouverte –, rien n'indique comment trouver sa place. Déplacer par exemple des livres posés en pile sur une chaise. Et peut-être aussi un pull, une guitare, un cri, un parfum, un souvenir pour pouvoir enfin imaginer s'asseoir à une table où en guise de stylo, près d'une pile de feuilles blanches tirant sur le vieux rose, quelqu'un a disposé un couteau de cuisine. Après ces quelques précautions et exercices physiques, le visiteur pourra s'installer. Au risque cependant de troubler un ordre des choses. La place est peut-être déjà prise ou le sera dans un instant par une odeur de soupe, un enfant ou un ministre sur le retour. Le visiteur de cette écriture devra ainsi s'habituer aux présences simples mais jamais définitives d'objets dont on a méticuleusement arrangé le désordre, le va-et-vient, la chute rapide et silencieuse, l'effondrement aussi, la disparition parfois. Il verra tout de suite que cet espace dans lequel il pénètre sur la pointe des pieds est en forme de quelque chose et que chaque objet trouve sa place en équilibre instable dans ce quelque chose. La forme d'une cuisine, d'une fuite, d'une boîte crânienne, que sais-je ? Il n'y pas de forme que cet espace semble ne pouvoir prendre. Mais aucune qu'il serait possible tout à fait de nommer.

En forme de corps
Empruntons à Barbara – en promettant de le remettre à sa place – un énoncé qui a valeur de titre, de programme, de figure même peut-être pour un art vivant en devenir : une performance en forme de livre. Par quel tour de passe-passe, le livre, en tant qu'objet crânement immobile et muet, pourrait-il donc prêter sa forme à une action ? Non pas en tant que recette (une performance d'après un livre), accessoire ou décor (une performance avec un livre) mais bien pensé comme le dessein d'un geste, sa composition particulière. On pourrait aussi comprendre l'énoncé comme l'acte d'écrire en public et tout serait résolu. L'écriture comme performance, mise en scène. Mais il serait trop simple et probablement réducteur de s'en tenir à cette plate évidence. Dommage aussi de ne pas mâcher un peu de ce paradoxe qui fait toute la saveur et la fragilité des expériences de Barbara. Vraiment dommage de ne pas essayer de continuer à se tenir sur cette forme de livre, comme sur une chose un peu bancale, une chose qui ne va pas de soi.  Pour y voir plus clair, on pourrait aller musarder du côté de la danse, puisque l'écrivaine ici citée est danseuse. Voir l'histoire de la forme du livre comme une figure qui résiste à sa propre exécution. Une figure si difficile et impeccablement abstraite qu'elle éjecterait littéralement le corps du théâtre des opérations. On se dit alors que c'est une manière habile et radicale de se débarrasser du fardeau du spectacle ; la danse sans le spectacle donc sans le corps non plus. C'est une question actuelle de savoir comment qualifier toutes les opérations qui échappent à la scène. Entendons-nous bien, la scène comprise ici comme espace, mais surtout comme temps. Au-delà de la posture déjà ancienne de la performance comme dehors du plateau, chercher donc non pas le lieu mais bien le moment de l'œuvre ? Si elle garde une relation particulière à la présence du corps, Barbara Manzetti habite en profondeur cette recherche d'un spectacle aux marges infinies, sans seuil, sans début ni fin, sans lieu, c'est-à-dire sans intensité particulière permettant de le situer ici plutôt qu'ailleurs, avant ou après.
Le spectacle est congédié, la scène est désertée, mais le corps ne disparaît pas totalement, laissé au paradoxe du peintre qui dit à son modèle : « faites comme si je n'étais pas là », et le modèle de répondre : « mais enfin, vous êtes là !» Peut-être que la forme de livre est alors un horizon, l'utopie d'un corps qui disparaîtrait progressivement pour n'être plus qu'une voix, une voix sans corps. Imaginez une voix qui se déplace toute seule dans l'espace, qui chuchote aux oreilles, crie et chante, raconte des tas de choses. Une voix qui vous regarde. Vous voilà avec le début d'une forme.

En forme de course

Mais revenons-en à son écriture. Au départ, on voudrait la saisir, l'attraper. On aurait tendance à lui sauter dessus, à lui clouer le bec pour la regarder de plus près comme un oiseau rare qu'on chasserait à l'affût. Difficile. Car la chose a tendance à fuir. C'est un sprint en zigzag, une course qui soudain s'interrompt au milieu de la piste. Puis repart. On n'a jamais vu quelqu'un courir ainsi, avec cette fréquence de foulée, rapide et découpée. Et brutalement s'arrêter. Prenons un athlète kenyan – pour la fréquence unique de sa course mais aussi parce qu'on n'utilise que très rarement l'athlète kenyan comme outil de démonstration, ce qu'assurément je regrette au regard des formidables potentialités qu'il détient. Prenons donc un athlète kenyan mais saisi de troubles de la mémoire immédiate et qui soudain ne sait plus ce que son corps faisait l'instant d'avant. On peut même l'imaginer changer de sens à intervalles réguliers et inventer de la sorte une course sans fin. À ce moment précis, un spectateur averti croira reconnaître qu'il s'agit là d'un art et plus du tout d'un événement sportif. Pensera peut-être à se faire rembourser son billet, mais hésitera. Car le doute persistera et autour de lui personne ne s'offusquera outre mesure de la durée invraisemblable de l'épreuve. Toute cette histoire continuera de ressembler insolemment à ce qu'elle n'est pas. Un art qui ferait son affaire en douce, caché derrière les apparences d'une compétition sportive – ou d'autres choses selon les contextes. Il aura suffi d'une légère rupture, d'une petite déchirure dans l'ordre des choses, pour qu'un objet en devienne un autre. Pour l'affaire qui nous concerne, on imagine cependant que le coureur finit par franchir la ligne comme dans ces retransmissions de marathons olympiques où un concurrent s'effondre à l'arrivée, mais hors antenne, bien après le vainqueur et même après ce que les conventions nomment, à proprement parler, la course. Il arrive en dehors du cadre. Il représente souvent un pays que nous ne plaçons sur aucune carte. La chose s'est manifestement passée mais en dehors de l'événement qu'elle déborde. L'écriture comme voix sans corps, nous disions donc, mais aussi ici comme espace sans bord. Tout a donc tendance à disparaître, à agir par soustraction pour créer la fameuse forme de livre. On croit l'apercevoir pendant une ouverture publique. Mais ces feuilles d'écriture serrée savamment empilées ne sont peut-être que des trompe-l'œil. Il faudra s'attarder sur les jeux de cartes, les listes, les post-it et surtout sur l'écriture vivante entre ces formes pour saisir l'amplitude de la (méta)forme de livre qui s'invente sous nos yeux.

En forme de crâne
« Entrez, entrez donc. Prendrez-vous un peu de soupe ? Un pull sur vos épaules, un chandail peut-être. Accrochez votre manteau, votre bouche, vos yeux, mettez-vous à l'aise, prenez ce que vous voulez. Mais marchez cependant avec attention car c'est dans ma boîte crânienne que vous posez les pieds ! » Voici l'annonce qu'on imagine pour entrer dans la forme du livre qui est une forme intérieure. Les performances – et donc les textes – de Barbara fonctionnent dans cette mécanique du zoom. Nous sommes dans une ville où il y a une rue, dans une rue où il y a un appartement, dans un appartement où il y a une pièce – la cuisine, par exemple – et ainsi de suite jusqu'à l'espace où l'on se love finalement et qui a tout d'une boîte crânienne. Paradoxe de la porte ouverte quand il s'agit de celle de l'inconscient, d'une invitation que l'on accepte non sans malaise. Car nous fouillons dans les tiroirs d'une autre, nous dormons dans son lit, sentons les odeurs de ses vêtements, de sa peau, marchons sur le parterre de ses obsessions, voyons défiler le film de sa vie plein de personnages qui sourient et que nous ne connaîtrons jamais autrement que comme des fantômes anonymes. Libre à nous alors de chercher des cachettes, des enveloppes sous le lit, des doubles-fonds, de nous prendre pour ces enquêteurs qui de semaine en semaine cherchent des indices, glissent toujours leur main là où on ne s’y attend pas, inspectent le corps du mort à la recherche de son secret. Avec peut-être ce rêve étrange de trouver, comme l'inspecteur de Twin Peaks sous l'ongle d'une Laura Palmer à jamais muette, la première lettre d'un livre.

Olivier Marboeuf est directeur de Khiasma
Durant l'année 2011, Barbara Manzetti s'est installée au cœur des expositions de l'Espace Khiasma pour écrire le texte Épouser Stephen King. Il constitue la matière principale de l'installation éponyme présentée en décembre 2011 dans ce même espace.

dimanche 10 juin 2012

Deuxième vie au Palais de Tokyo



Dans le cadre
de la Triennale Intense Proximité,
j'ai le plaisir de vous inviter à découvrir
Deuxième Vie (version 5)
au Palais de Tokyo
le mercredi 27 juin à 20h

Palais de Tokyo
13 AVENUE DU PRÉSIDENT WILSON
75116 PARIS
Métro : Iéna (Ligne 9)

english below
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Deuxième vie
Olivier (Moana Paul) Marboeuf
performance
Durée approximative : 1h

Où le prénommé Océan racontera l'histoire de son nom.
Où il sera question d'un groupe de musique folklorique francophone, des couplets terroristes d'une chanson populaire, de Roland Barthes, d'André Fabius, du braconnier Fanon, des esclaves affranchis Malcom et Marius, de Félicien Marboeuf et de Marcel Proust. Où l'on découvrira le principe d'une compagnie, l'art de la navigation, la danse des anguilles et celle des zombies. Où l'on sera introduit au trafic des patronymes, aux aventures de blancs déguisés en noirs et de noirs déguisés ou pas.  Où le public sera initié à la science des rêves, à la lévitation, la télépathie et même peut-être à la transformation en de terribles créatures.
Entre contes, notes de lectures, exercices de magie et reconstitutions, Olivier Marboeuf décompose avec jubilation les fondements de la biographie et éclate l'identité en un faisceau de fables. Deuxième Vie interroge la possibilité de nouveaux régimes de transmission et introduit un art singulier d'envoûtement de l'histoire.

Cette performance évolutive a été créée au Centre d'Art Netwerk (Alost-Belgique) en février 2012 sur une invitation de Vincent Meessen et à l'Espace Khiasma (Les Lilas) en Mai 2012 dans le cadre de l'exposition « Les Nouveaux Mondes et les Anciens »
Olivier Marboeuf est auteur, critique et commissaire indépendant. Il est directeur de l'Espace Khiasma depuis 2004.
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Wednesday, June 27th, 8 PM
In the context of "La Triennale" Intense Proximity
in Palais de Tokyo (Paris)

Deuxième vie (Second Life)
Olivier (Moana Paul) Marboeuf
performance
Approximate duration: 1h

Where the aforementioned Ocean will tell the story of his name.
Where a French folk music group, a pop song's terrorist verses, Roland Barthes, André Fabius and Fanon the poacher will be mentioned alongside Malcolm and Marius' emancipated slaves, Félicien Marboeuf and Marcel Proust.Where one will discover a company's principle, the art of navigation, the dance of eels and also that of zombies.
Where trafficking of family names, adventures of white people disguised as blacks and adventures of blacks, disguised or not, will be presented. Where the audience will be initiated to the science of dreams, levitation, telepathy, and maybe even the practice of transformation into terrible creatures.
Through tales, notes from texts, exercises in magic and reconstructions,Olivier Marboeuf rejoices in decomposing the foundations of the practice of biography and breaks down identity in an explosion of stories. Deuxième Vie (Second Life) reflects on the possibility of new systems of transmission and introduces the uniquely peculiar art of bewitching history.

This gradually evolving performance was created at Netwerk (Alost-Belgium) in February 2012 in response to an invitation by Vincent Meessen and at Espace Khiasma (Les Lilas) in May 2012 in the framework of the exhibition The New Worlds and the Old.
Olivier Marboeuf is an author, critic, and free-lance curator. He has been the director of Espace Khiasma since 2004.

dimanche 5 juin 2011

L'invention invisible / Alex pou


« (…) Nous traversons le temps, les couleurs, la matière. Il n'y a rien d'autre. La logique n'existe plus, la peur n'existe plus, la volonté n'existe plus, la pensée, le jugement, l'envie, la fin n'existent plus, le passé n'existe plus, la conquête, la beauté, l'attente n'existent plus. Le réel n'existe plus, l'ailleurs n'existe plus, le sentiment n'existe plus, la mort n'existe plus, le futur est déjà passé, il ne reste juste que le présent. »

Le Nouveau Nouveau Monde, Alex Pou.


L'invention invisible
Notes sur le cinéma d'Alex Pou
texte en version pdf

On pourrait sans doute placer le cinéma d'Alex Pou dans le registre du film d'Histoires. À la condition de considérer que cette orthographe particulière nous avertit qu'il ne s'agit pas de donner forme à la grande Histoire ni même d'énoncer une série de petits récits. On sait d'ailleurs le cinéaste rétif à la question de la narration. On appellera ici Histoires cet art d'exposer des mondes en tentant d'en esquisser les frontières, d'en révéler la mécanique interne, d'en énoncer les principes. On voit clairement dans ce geste l'influence des manuels d'alchimie et de cet art des traités qui de Descartes à Copernic découpe méthodiquement le monde - en discipline, en phénomène - pour tenter de le comprendre. Le cinéma dont nous voulons parler s'il se défait de toute évidence des rigueurs et des ambitions propres aux sciences n'en est pas moins marqué par cette tendance à isoler des expériences singulières et à aborder le monde non pas comme un ensemble lié, une unité d'espace et de temps mais comme un moment incertain où se juxtaposent des faisceaux d'Histoires. Il y aura donc Histoire de la jungle, Histoires d'une étoile, Histoire de l'horizon, Histoire de l'ombre, Histoire de France. (1)
D'évidence les enjeux d'Alex Pou ne sont pas tant intellectuels que sensibles et ces Histoires relèvent plus du tissu de pensées, d'une mémoire fragmentaire que d'une méthode d'étude.
Si on pénètre avec attention le système de l'artiste, il devient cependant évident qu'on est toujours en présence de films même s'il ne s'agit pas toujours de films réalisés. Une Histoire peut se limiter ici à un dessin, là à une planche de collages, une carte annotée. Autant de traces qu'on aurait tort de considérer comme les vestiges de scénarii en les annexant à des films en devenir. Car dans cette œuvre, le film n'est pas le seul point de cristallisation de l'Histoire, l'endroit où elle s'accomplit, où elle se déroule. L'Histoire ne fait qu'y passer. Elle y apparaît dans un état transitoire, chaotique comme s'il s'agissait de refuser au cinéma industriel sa toute puissance d'imitation du réel et lui préférer un cinéma mental à l'enregistrement incertain ou -ce qui n'est pas contradictoire- renouer avec un cinéma empirique (2). Il faudra guetter les marges de la production de l'artiste pour découvrir ces formes discrètes qui en épaississent le mystère et étendent la surface de ce qui dit l'Histoire.
Le film contient ainsi sa part d'invisible et on verra que c'est au contact de ce point de fuite qui pourrait marquer sa limite qu'il construit au contraire sa puissance. Car Alex Pou inscrit ses œuvres de manière remarquable du côté de l'expérience du cinéma c'est-à-dire d'une autonomie du film, plutôt que dans la logique des dispositifs composites de l'art contemporain où s'assemblent un faisceau d'objets indiciels.

Il n'est dès lors pas étonnant de retrouver parmi les Histoires particulières énoncées par Pou, celle du cinéma. Mais entendons-nous bien ; il ne s'agit pas ici d'une lecture de cinéphile qui remontrait la trame d'une formidable attraction de cirque devenue inconscient de masse. Ce n'est pas l'affaire des frères Lumière et d'un train qui à jamais entrera en gare dans un halo de magie. Pou va chercher son histoire bien plus loin, au coeur de la Préhistoire – c'est-à-dire avant l'écriture – et c'est bien le mouvement de la torche dans l'incertitude qu'elle donne à l'homme égaré d'avoir vu ou pas quelque chose au plus profond de la caverne qui est la base de ce cinéma-là. Une Histoire de l'apparition, une Histoire de l'ombre. Cette Histoire se passe bien de toute mécanique, la persistance rétinienne lui suffit. On pourrait de façon triviale imaginer la grotte ornée de dessins comme un récit d'images que la lumière intermittente mettrait en mouvement. Mais il est probable que la ligne que suit Pou est plus radicale encore et qu'il n'ait nul besoin d'autre chose que d'obscurité pour débuter son Histoire du cinéma. Histoire qui, comme nous l'avons dit est ainsi bien l'histoire des parties qui composent le cinéma. Sons, lumière, obscurité, personnages, décors, animaux, temps, espace, ne sont pas ici assemblés pour figurer un théâtre d'illusion. Il s'agit plutôt de déposer chacune de ces Histoires dans l'espace du film et de le considérer dès lors lui-même comme une installation (3). Ainsi si les parties, les Histoires – les règnes pourrait-on dire- existent d'abord comme des objets séparés, l'œuvre de Pou interroge sans cesse cette autonomie. L'histoire des hommes peut-elle se raconter en dehors du règne animal comme une histoire singulière avec ses mythes, ses mondes ? C'est à cette question que se doit de répondre le cinéma dans le système de l'artiste. D'œuvre en œuvre, Pou oscille entre différentes positions. Là il penche pour la fusion monstrueuse comme dans le Nouveau Nouveau Monde et ces créatures hybrides quand ce n'est pas dans le paysage que les corps des personnages se fondent (Grand Capricorne). Mais ailleurs, il montre combien le fantasme de la fusion est un échec et que les Histoires ne peuvent que se succéder. Dans Le Nouveau Nouveau Monde, la modernité et sa fascinante liste d'inventions ne pourra voir le jour qu'à condition d'expulser la cohorte des mythes anciens – dont la religion - modernité qui elle-même s'achève par une utopie (au sens que l'ici et l'horizon se rejoignent) pour accoucher d'une ultime invention : l'invisibilité.

L'invisibilité, comme nous l'avons dit, est une forme de programme de ce cinéma – ce qui est une manière de comprendre parmi d'autres l'importance qu'accorde le cinéaste au son et à la voix. Le Nouveau nouveau monde est dans ce registre un film programme qui radicalise ce qu'annonçait Grand Capricorne et son « devenir paysage » des êtres. Le premier tiers du film n'est qu'un long tunnel visuel. On n'y voit pour ainsi dire rien. On devine une grotte à peine dessinée par instants par la faible lueur d'une lampe – d'une flamme ? Le film n'avance pas – à l'image. C'est une voix qui nous prend en charge, qui « fait son cinéma », nous racontant la conquête par la mer d'une terre lointaine. Trois bateaux et autant de règnes. Les hommes. Les animaux. La matière. Là où on s'attend à découvrir un rivage nu, une terre déserte prompte à recevoir cette nouvelle aventure humaine, c'est au contraire un territoire saturé d'êtres et de rituels(4). Nous ne les voyons pas et pourtant la voix les fait apparaître, foule baroque qui s'enfuit bientôt par l'océan ouvert pour laisser aux visiteurs la charge d'inventer la modernité – la destruction massive et le cinéma. Quand l'image tant attendue arrive enfin, les autres Histoires sont terminées. Tous les dispositifs de fabrication sont en place, tout est atteint, à portée de main, donc mort. Et Pou parvient avec brio à donner à voir la danse macabre de cette dystopie.
Ces corps sans parole rejoignent la galerie de ceux qui traversent tout le cinéma de l'artiste. Ils s'assemblent pour fabriquer des rites, des danses modestes, marchent sans fin et sans but, recherchent un abri, sondent le sol en quête des traces de leur nature profonde – histoires enfouies, trésors, squelettes, tablettes, enregistrements sonores.
Pou ne pousse jamais le dessin jusqu'à ce qu'apparaissent des caractères précis et les êtres qui se meuvent dans ses films tiennent plus de corps que de personnages – même si le prochain film de l'artiste semble passer ce pas, nous promettant une Histoire jusqu'à présent ignorée, celle des figures. Aussi Grand Capricorne est bien une Histoire de la présence, de la possibilité à se tenir, quelque chose qui pourrait être une manière de décrire ce qui fait humanité dès lors qu'on la prive de ses mots. L'artiste nous apprend, et on s'en doutait, qu'il y a bien du texte dans cette œuvre, qu'il y a bien des mots mais qu'ils ont été repoussé en dehors du film. Qu'ils ont disparu – tout comme l'histoire de Knud Viktor qui a servi d'argument de travail. Peut-être pour approfondir un peu plus encore cette Histoire de la posture qui, dans le cinéma de Pou, a tout du stalk (5), de la chasse préhistorique.

Ainsi s'il n'est pas inexacte de considérer le cinéma d'Alex Pou comme primitif à plusieurs égards, il faudra penser cette condition primitive comme un temps qui se trouve devant nous, un temps dont nos vies seront la mémoire enfouie. Cette dernière piste, celle d'une histoire circulaire - Histoire d'une révolution - permet de saisir la valeur de cet invisible que chasse le cinéaste ; moment où tout disparaît et où tout commence.

Olivier Marboeuf, juin 2011

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(1) Il n'est pas inutile de s'attarder quelque peu sur le rôle des titres dans la dynamique du travail de Pou. Ils nous renseignent assurément sur un programme esthétique (les «
Histoires », la Préhistoire...) quand ils ne sont pas eux-mêmes le nom de stratégies radicales (L'invisible, le Nouveau Nouveau Monde). On retrouve en tout cas clairement leur ombre portée bien au-delà des films qu'ils nomment. Si l'œuvre d'Alex Pou est assurément une affaire de film -et de cinéma- ces titres nous rappellent combien l'artiste attache d'importance à la question littéraire. Dans un jeu de disparition, de déplacement, d'invisibilité propre à la mise en œuvre de son travail, ce ne sont parfois que les traces vestigiales des écrits qui apparaissent dans l'espace du film. Cependant la question du texte comme objet autonome – ce qui est le propre de tous les objets que convoque Pou dans ses productions cinématographiques - permet de saisir une autre dimension importante de son écriture : la place singulière qu'occupe la voix. Elle ne la verra jamais ici se plier aux contingences du corps mais exister comme une présence, comme l'une des pistes de l'Histoire – entendons ici le terme piste dans la double acceptation de chemin du récit mais aussi de couche d'un montage. Ainsi qu'elle soit plus ou moins présente dans la dynamique du film, la littérature est l'objet qui est là mais qu'on ne voit pas. Par cette nature contradictoire, elle est le cœur même de ce projet cinématographique qui est traversé par une singulière sympathie pour l'invisible. 


(2) Pour saisir l'œuvre d'Alex Pou comme celle d'autres artistes de sa génération, on ne peut faire l'économie des influences esthétiques et philosophiques de la révolution moderne des techniques et notamment de la foule d'inventions mécaniques et optiques que voit naître la fin du XIXème siècle. Chez Pou, cependant, on ne retrouve peu ou pas de citations proprement formelles ou même d'emprunts fétichistes. Il s'agit plutôt pour lui d'inscrire son regard dans cette poétique de l'échec de l'outil mécanique à prendre la mesure du monde, monde que cet outil imparfait laisse largement nimbé de mystère. Au lieu de le dévoiler, il en produit plutôt sa propre part de fantômes – notamment par des procédés chimiques d'apparition des images. Mais il est surtout question pour l'artiste d'interroger la nature d'un projet utopique et humaniste porté par l'idée de progrès. On peut considérer ainsi que son œuvre occupe en plein ce court XXème siècle qui s'achève avec la généralisation de l'algorithme et la disparition progressive de l'incertitude, au profit de l'ère du calcul et de la simulation. Cependant, contrairement à d'autres qui rejouent sans vergogne la fascination pour le temps des inventions, Pou ne manque pas de nous plonger au cœur de la face sombre de ce projet messianique. Surgies de nulle part, d'étranges séquences de zoos humains viennent notamment hanter
le Nouveau Nouveau Monde, son dernier film, comme les témoins muets de la dystopie civilisatrice, du rêve obscur d'un monde semblable à une vaste collection. 


(3) L'une des options singulières du cinéma d'Alex Pou consiste à ne pas penser l'enjeu de l'installation comme externe au film et limité à la question de l'exposition. Il s'agit bien d'opérer cette composition dans le corps même du film en y mettant en tension des éléments largement autonomes -corps, voix, musique, paysage, humains, animaux- qui fabriquent autant des scènes - au sens cinématographique du terme - que de situations plastiques et sensorielles mouvantes, des tableaux vivants qui sans cesse se défont à la faveur de l'attraction ou de la disjonction des éléments. Rien ne va ensemble de façon définitive comme si l'espace du film était un espace de négociation des Histoires. On retrouve ce mode d'écriture dans une version hypertrophiée chez l'artiste Matthew Barney mais c'est plus probablement chez des cinéastes comme David Lynch ou Jean-Luc Godard que cette nature conflictuelle des éléments en présence donne naissance aux œuvres les plus intrigantes.

(4) Ici encore, Pou met en critique l'utopie moderne qui se doit d'éliminer les Histoires indigènes - jusqu'à la sienne propre - pour s'accomplir.


(5) Comme l'écrit si bien Serge Daney à propos du film Stalker d'Andreï Tarkovsky de : « To stalk, c'est, très précisément, chasser à l'approche, une façon de s'approcher en marchant, une démarche, presque une danse. Dans le stalk, la partie du corps qui a peur reste en arrière et celle qui n'a pas peur veut aller de l'avant. Avec ses pauses et ses frayeurs, le stalk est la démarche de ceux qui s'avancent en terrain inconnu. »

dimanche 17 avril 2011

quelque chose est tombé


© Claire Malrieux.

"Quelque chose est tombé"

mardi 26 avril 2011 à 19h30 à l'ENSCI

Lecture / performance / projection d'Olivier Marboeuf, en dialogue avec l'exposition "Début" de Claire Malrieux.

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Dans le cadre d'Extensions, dynamiques d'écritures (soirées proposées par Frédéric Dumond)
soirée de performance avec Nicolas Richard.

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ENSCI / Espace viénot 48 rue saint sabin 75011 Paris 11
M° Chemin vert ou Bastille



"Quelque chose est tombé dans les bois. Muller a trouvé la chose. Muller transforme tout par la pensée. Muller fait d'un sous-bois une forêt du Jurassic. Muller a cette puissance. C'est pour ça qu'on suit Muller. Muller sait où il va. Muller sait qu'il y en a d'autres. Il sait qu'il y en a en Amérique. Dans le désert aussi. Mais ce qu'il a trouvé, lui, est différent. Tout devient clair, nous marchons maintenant à vive allure vers une mission que rien ne saurait interrompre." "Quelque chose est tombé" est un récit fantastique, tour à tour enquête scientifique, archéologie imaginaire, critique esthétique, fiction sombre des banlieues perdues et exposé lucide des révolutions en cours. "Quelque chose est tombé" est écrit à l'intérieur des matériaux de l'exposition "Début" de Claire Malrieux à l'ENSCI. C'est un récit qui fait suite, qui est après le début, qui est proche de la fin.

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Après des études de sciences, Olivier Marboeuf s'oriente en autodidacte vers le champ de l'art.
Sa pratique se veut transversale, interpellant sans cesse les échelles même de ce qui fait art et l'imbrication de la pratique artistique avec la critique sociale et les expérimentations politiques. Il écrit de la fiction, de textes critiques, devient auteur de bande dessinées, créé une maison d'édition (AMOK), puis un lieu dédié aux arts visuels et à la littérature contemporaine (Khiasma), réalise des performances, enseigne, arrête d'enseigner, programme des vidéos, dessine pour la presse nationale, pour les enfants, lit avec ou sans images. Considérant tous ces objets comme les éléments d'un vaste collage politique, un film mental en mouvement permanent. Son écriture est aujourd'hui pour l'essentiel dédiée à la performance et à la lecture publique. Avec "L'avantage des vaincus", il développe un récit qui traverse des matériaux très diverses (événements d'actualité, œuvres d'autres artistes, méthodes, manuels, conférences) à partir d'un ensemble de personnages habités par l'idée de révolution. "Quelque chose est tombé" est un nouveau chapitre de ce livre au long cours. Quelques semaines après l'exposition de Claire Malrieux à l'ENSCI, Olivier Marboeuf revient sur les lieux, visite une œuvre pour en produire une extension.

dimanche 21 février 2010

Neige

J'ai écrit un texte intitulé Neige à la demande des Editions de l'Oeil pour introduire un petit catalogue de la collection Passeport d'artiste consacré au vidéaste sud-africain Thando Mama (à paraître en Mars chez cet éditeur.) Comme la commande était un texte "libre", j'ai essayé de pénétrer l'univers de cet artiste à partir des impressions superposées de trois oeuvres - Prayer (2008), 1994 Next mouvement (2006) et We are afraid (2003) - en écho à la superposition et au brouillage qui font partie de ses modes privilégiés d'écriture.


installation "we are afraid" de Thando Mama

Cherche-moi tant que je suis là. Apprends à me connaître, parce que je suis là. Puisque je suis là. Et pourtant il ne fait aucun doute que je ne suis pas là.

Jeroen Brouwers, L’Eden englouti.




Neige. Longtemps il n’y a pas prêté attention. Il ne s’est pas dit que ça bougeait, que ça pouvait bouger. Il a vu ça comme une présence. Une chose laissée là par quelqu’un d’autre dans une autre histoire, d’avant son histoire à lui. Nu, debout au milieu de la pièce plongée dans l’obscurité, il ne voyait rien d’autre que cette chaise éclairée par la lumière du poste. Tout paraissait parfaitement immobile et pourtant animé d’un mouvement imperceptible. Neige. Puis, il avait entendu un son, un craquement, un déchirement et, à l’intérieur de ça, des mots ou plutôt une voix de petite fille. « We are afraid. » Puis froissements, puis de nouveau rien, puis crépitements, claquements continus, silence.
Il s’était assis. Avait attendu un temps. Quelque chose bougeait. Toute cette neige, ces tonnes de neige. Il se disait qu’il n’en avait jamais vu autant. Mais cela ne servirait à rien, elle serait gâtée cette neige, personne ne pourrait la prendre dans ses mains et ressentir tout ce qu’il y a de froid et de mystérieux là-dedans. Le rythme s’était peu à peu ralenti. On arrivait au seuil de quelque chose de nouveau. Des rayures bleutées, vertes et rouges apparaissaient en se tordant. Une forme humaine, une ménagère, américaine peut-être et, par-dessus, les fantômes de deux cowboys, changés l’instant d’après en un homme politique translucide sur une tribune face à la foule. A l’intérieur de son torse, s’imprimait encore le visage de la ménagère, à demi effacé, lointain, dans une époque heureuse qui lui paraissait maintenant inaccessible.
Elle souriait ou bien poussait soudainement un cri d’effroi. Il ne chercha pas à en savoir plus. La voix de l’homme sur la tribune n’était bientôt plus qu’un aboiement. Tout était déréglé. Les corps se pliaient en oubliant la musique, les prières s’étaient désynchronisées, le temps ne s’écoulait plus que par grumeaux. Neige. Cela dura plus longtemps cette fois-ci. Puis autre chose, des militaires avec des lunettes infrarouges. Puis, une image noire de plusieurs secondes qui plongea la pièce dans l’obscurité. Il ne voyait plus son corps, son torse, ses cuisses, il sentait à peine le sol au bout de son pied. Il passa sa main devant ses yeux. « Merde, je suis un fantôme. » Il voulut se lever pour s’approcher du poste. Mais le crépitement blanc reprit brusquement. Son corps apparut couché dans la neige. Un corps d’homme. « Non, je suis juste un homme noir. » Impression de froid. Obscurité. Il s’était assis de nouveau. Puis, vint un éclair vert, un autre, puis un autre. Par intermittence, ils déchiraient l’obscurité. Il entendait des explosions au loin, décalées, comme si quelque chose empêchait chaque élément de faire un tout, empêchait la scène d’être tout à fait là, du côté des choses tangibles.
« We are afraid » a dit de nouveau la voix. « Mais où es-tu ? Où te caches-tu, petite ? » Le son sourd des impacts s’était rapproché, là tout près de lui, insupportable. Le ciel était à présent zébré de serpentins verts. Sur l’image suivante, les regards des militaires occupaient tout l’écran comme s’ils voyaient quelque chose que nous ne pouvions voir, quelque chose qui advenait dans le monde réel. Leurs voix commençaient à émerger, on allait enfin entendre, on allait comprendre, saisir la pièce manquante, quand la neige surgit de nouveau pour engloutir, cette fois définitivement, la scène. Une voix enfantine prononça alors ces mots en les détachant un à un : « We are afraid.»



Voix perdue # 4



Voix perdue
est le titre d'une vidéo réalisée en mai 2008 pour une performance (la terre a tremblé) avec le musicien Benjamin Moussay. A partir d'un found footage de vieux film américain, j'ai fabriqué une boucle ou progressivement une femme perd sa voix, qui s'enfuit d'elle comme un filet de mouches. J'utilise ici le sous-titre (je l'avais déjà fait pour Une ville, un mardi) comme un espace littéraire dans l'image qui ne sert plus à sous-titrer mais à raconter un autre récit. Je retrouve un peu l'une des envies de mon travail en bande dessinée, un jeu de vibration entre l'image et le texte. Benjamin Moussay jouait "live" sur ce film alors que je disais également des textes en manipulant objets et vidéos dans l'espace. Pour le moment, tout cela reste encore une tentative sans suite. Faute de temps.


vue de l'installation "la terre a tremblé"

Voix perdue # 3

Sabine Massenet est en résidence à Khiasma en 2009 et 2010. Elle réalise un très beau projet "Image trouvée" où elle laisse des cartes dans des livres de bibliothèques de Seine-Saint-Denis. Les gens qui les trouve la contacte à l'adresse qu'elle a laissée et une aventure débute.
Pour les besoins d'une présentation publique d'une étape de résidence, elle me demande de lire quelques courts textes, prêtant ma voix au témoignage d'un lecteur haïtien qu'elle a rencontré.
De nouveau, lors de la soirée, j'entends ce timbre étonnamment grave. Décidément pas facile d'entendre sa voix.


vue de l'installation typographique que j'ai réalisé pour Sabine Massenet à partir de sa correspondance par mail avec des lecteurs de la Seine-Saint-Denis
(photographie Matthieu Gauchet)